24HEURES / ASILE INTERVIEW / (24/09/2004)
«Il faut en finir avec l'exception vaudoise»
Urs von Arb, sous-directeur suppléant à l'Office fédéral des réfugiés, révèle les circonstances qui ont conduit plusieurs gouvernements vaudois à mener leur propre politique dans ce domaine.
Sur un rayonnage, l'exception vaudoise. Une pile de documents d'un demi-mètre de haut. Tout y est, les chiffres et les décisions, les rapports et la correspondance avec les différents gouvernements vaudois en charge de l'asile. Nous sommes à Wabern, dans la banlieue de Berne, au siège de l'Office fédéral des réfugiés. Urs von Arb en est l'un des sous-directeurs. Témoin de longue date de l'attitude des conseillers d'Etat vaudois en charge de l'asile, il fut également le négociateur, pour le compte de la Confédération, de l'accord passé entre Christoph Blocher et Pierre Chiffelle.
- Quel regard portez-vous sur l'exception vaudoise, vous qui travaillez à l'ODR depuis 1991 et qui avez rencontré à de nombreuses reprises les conseillers d'Etat vaudois qui l'ont défendue?
- Dans les articles publiés dans le canton de Vaud, on s'énerve souvent contre l'UDC. Qu'est-ce que cela veut dire? Est-ce un sursaut contre la politique du nouveau ministre Christoph Blocher? Est-ce que les Vaudois s'imaginent que le règlement aurait été différent si Mme Metzler était encore là? Ou alors veut-on montrer qu'on est plus fort que Berne et qu'on ne se laissera pas faire? Dans ce cas, cela n'a rien à voir avec l'humanitaire. On essaie juste de voir jusqu'où on peut pousser le bouchon. Je suis choqué par le vocabulaire utilisé: on parle de scandale et même d'obscénité politique. Mais c'est l'ampleur que tout cela prend qui est scandaleuse. Le week-end où des centaines d'enfants se font massacrer à Beslan, le plus grand problème de la presse vaudoise, c'est un requérant turc débouté qui se fait contrôler à l'aéroport en rentrant volontairement chez lui. Je regrette que les milieux des défenseurs entretiennent activement de faux espoirs. Dans notre correspondance avec le canton, je constate que cela fait des années que nous expliquons aux autorités vaudoises qu'elles ont beaucoup trop de personnes qui auraient dû être renvoyées et qui ne l'ont pas été. Au sujet des programmes d'aide au retour en Bosnie, puis au Kosovo, de 1999 à 2000, les renvois exécutés par les autorités vaudoises étaient déjà de 20% inférieurs à la moyenne suisse. Par la suite, ce sont des centaines de personnes qui sont restées. Ces gens ne sont pas partis parce qu'ils savaient depuis plusieurs années que de toute manière, les autorités cantonales n'étaient pas crédibles.
- Qu'est-ce que l'exception politique vaudoise dans les faits?
- Le vrai problème a commencé quand le canton a décidé de mener sa propre politique d'asile. Non seulement il l'a fait, mais il l'a exprimé à plusieurs reprises. Le gouvernement a déclaré jusqu'en 2003 qu'il était impensable que les gens rentrent à Srebrenica. A cette époque, des gens venaient encore de là, mais il n'y avait plus aucun lien avec ce qui s'était passé, aussi horrible et tragique que cela ait pu être. En fait, la politique d'asile vaudoise a commencé en 1997-1998, lorsque les premiers programmes d'aide au retour ont été lancés. Avant, tous ces gens étaient au bénéfice d'une admission provisoire collective, en raison de la situation de guerre. Mais le plus intéressant se trouve dans le rapport du Conseil d'Etat au Grand Conseil, un document qui date d'avril 2002. Alors que l'asile relève de la Confédération, le gouvernement développait noir sur blanc sa politique de l'asile. Sur le moment, cela nous a vraiment étonnés. Le Conseil d'Etat expliquait qu'il pouvait être amené à ne pas appliquer les décisions fédérales. Et c'est précisément ce qu'ils ont fait dans le cas de Srebrenica. Depuis cinq ou six ans, le canton de Vaud mène sa propre politique d'asile de façon délibérée.
- N'avez-vous pas réagi durant toutes ces années?
- Bien sûr que si. J'ai ici de nombreuses lettres, dont celles de Mme Metzler, qui le prouvent. Il y a quatre ans, nous expliquions déjà au canton que cela ne pouvait plus durer. Elles expriment clairement notre déception face au comportement des autorités vaudoises. J'ai observé les réactions de l'ancien conseiller d'Etat Claude Ruey. Sans vouloir entrer en polémique, son attitude sur la situation vaudoise nous a toujours étonnés. Le problème, c'est la notion de droit. Dans les circonstances de l'asile, nous n'avons pas besoin de recourir au droit divin. Nous sommes dans un Etat de droit. Et ce droit nous procure une certaine sécurité. Sinon, on arrive rapidement à la conclusion que chaque loi peut se négocier. Et je ne vois pas d'autres domaines dans lesquels le canton de Vaud remet les lois en question.
- Les Vaudois se disent humanistes. N'en faites-vous aucun cas?
- Je me suis souvent demandé à quoi tenait l'exception vaudoise. Les médias y jouent certainement un rôle important. Les gens sont mal informés, ou de manière unilatérale par des médias qui ont pris parti. De plus, j'ai la nette impression que les groupes de soutien sont davantage préoccupés par leur propre intérêt que par celui des gens qu'ils prétendent défendre. On en est arrivé à ce point parce que pendant des années, les gens ont pris l'habitude d'obtenir ce qu'ils voulaient en protestant. Je ne crois pas que les Vaudois soient plus humanistes que les autres.
- Quel est le trait le plus frappant du cas vaudois, vu de Berne?
- Le fait que dans ce canton, le système des retours volontaires ne fonctionne pas. Vaud présente de façon stable les taux de renvoi les plus faibles. Pour que l'aide au retour fonctionne, il faut aussi la crainte d'un retour sous contrainte. Il faut la certitude que, si je ne m'inscris pas pour un programme d'aide au retour, tôt ou tard je serai obligé de quitter ce pays. Le problème, c'est que dans le canton de Vaud, les gens n'y croient plus depuis longtemps. Ils pensent que de toute manière le gouvernement ne fera rien. Car au lieu d'investir de l'énergie dans les renvois, les autorités ont trop longtemps préféré nier les statistiques.
- Comment voyez-vous la suite?
- Aujourd'hui, la pression collective est forte. Et dès qu'il y a un phénomène d'identification et qu'un mouvement prend de l'ampleur, il devient peut-être plus difficile de se distancier. J'ai le sentiment que les gens se plaisent à chercher jusqu'où ils peuvent aller. Pour eux, c'est intéressant de voir comment le canton va réagir, et de se dire: "Aurons-nous tort, à la fin, ou gagnerons-nous?" Nous n'avons jamais rien vu de tel dans les autres cantons. Pour ma part, j'espère que le conseiller d'Etat Jean-Claude Mermoud pourra convaincre un grand nombre de personnes de rentrer volontairement.
Propos recueillis par FRANÇOIS OTHENIN-GIRARD
«Nous avons été bien plus généreux que pour d'autres cantons»
NÉGOCIATIONS: Urs Von Arb explique que la discussion a portésur l'assouplissement des critères, et qu'il n'y a jamais eu de "deal".
Négociateur pour la Confédération de l'accord passé avec le Gouvernement vaudois, Urs Von Arb a cloué et encadré le "protocole d'engagements" contre le mur de son bureau. "Histoire de s'en souvenir chaque matin", précise-t-il.
- Comment ces négociations se sont-elles déroulées?
- Elles ont commencé au mois de février pour aboutir à ce document signé en mai. Durant toute cette période, M.Chiffelle s'est battu pour régulariser le maximum de personnes. Mais il devait bien savoir que cela n'était pas possible. Ensuite, il a dû défendre ce protocole d'engagements face à ses collègues du Gouvernement. Pour cela, il lui fallait le plus d'informations possibles. Il faut préciser un point qui a créé la confusion: il n'y a jamais eu de "deal" sur le taux d'acceptation, mais une estimation en fonction d'un premier tri que nous avons fait.
- Jean-Claude Mermoud nous a dit que s'il avait dû trancher, il aurait présenté clairement moins de cas? Pierre Chiffelle a-t-il placé la barre trop haut?
- Je crois qu'il était sous la pression des mouvements associatifs et des politiques. Le résultat, c'est qu'il a présenté des cas qu'aucun autre canton n'aurait soumis. Certains cas ne remplissaient pas du tout les critères. Mais le nombre important de dossiers présentés concernant 1280 personnes vient aussi de tout ce qui s'est accumulé depuis des années. Au préalable, nous avions déjà réglé pas mal de cas. Mais les gens qui recevaient une réponse négative n'étaient jamais renvoyés. Cela nous plaçait dans une situation difficile. C'est comme si ce que nous faisions ne servait à rien, puisque le canton ne renvoyait pas. Pour cette raison, nous avons stoppé la procédure. Dès l'automne passé, le conseiller d'Etat Pierre Chiffelle voulait rencontrer la conseillère fédérale Ruth Metzler. Mais c'était trop tard...
- Le contexte des élections fédérales, puis l'élection de Christoph Blocher et sa nomination à la tête du Département de justice et police a tout bloqué. Et ensuite?
- Nous avons alors rencontré M.Chiffelle. Christoph Blocher voulait trouver une solution. Il ne s'agissait pas de punir le canton de Vaud. Dès le début des discussions, il était clair que nous ne pourrions pas régulariser tout le monde. D'ailleurs, M.Blocher n'aurait pas convaincu les autres cantons de faire une exception vaudoise. Nous avons donc admis l'idée de réexaminer au cas par cas la situation de toutes les personnes dont le dossier avait été déposé à l'ODR par le canton de Vaud, même celle de personnes qui avaient déjà fait l'objet d'un premier rejet. Mais nous avons admis que les critères de la "circulaire Metzler" sur l'intégration pouvaient être assouplis. De ce fait, nous avons été bien plus généreux que pour d'autres cantons.
- Vous parlez de générosité, comment s'est-elle exprimée?
- Nous avons fait deux pas en direction des Vaudois. Le premier en admettant les célibataires, soit environ 20% à 30% des cas acceptés. Vous savez que nous les avons refusés dans tous les autres cantons. Ce faisant, nous nous sommes montrés plus stricts en termes d'intégration professionnelle. Le travail d'un célibataire à 50% pendant deux ans ne suffisait pas. Nous avons également procédé à un deuxième assouplissement des critères Metzler, en nous montrant plus positifs sur les cas limites et en mettant l'accent sur la volonté d'intégration des personnes. En particulier sur l'indépendance financière. Cela n'était pas facile en soi puisque c'est le critère le plus important de la circulaire Metzler.
F.-O. G.
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