Asile: les Eglises ne doivent pas devenir la bonne conscience du Conseil d'Etat
Prise de position parue dans le 24 Heures du 25-01-05

«Les «concessions mutuelles» ne sauraient signifier une loyauté inconditionnelle envers le Conseil d'Etat»

La récente décision du Conseil d'Etat au sujet des 523 requérants d'asile m'interroge et me trouble. Les Eglises chrétiennes sont porteuses d'une tradition d'asile et de défense des plus faibles et des plus démunis (qu'il s'agisse, en l'occurrence, de personnes étrangères ne saurait être joué contre les citoyens suisses victimes de malheurs analogues; rien ne laisse penser, au demeurant, que notre politique actuelle de l'asile contribue à améliorer la situation de ces Suisses-là. La droite musclée, avec son néolibéralisme arrogant, est démagogue, mais pas particulièrement sociale, que je sache).

Point n'est besoin de partager la totalité des perspectives des «théologies de la libération» (avec leur option préférentielle pour les pauvres) pour voir que l'Evangile de Jésus-Christ ne concerne pas que la foi, la vie et l'éthique privées des chrétiens. Croire, prier, lire la Bible, se rassembler lors d'un culte, communier, s'entraider, se mettre au service du prochain, ces trésors de la vie chrétienne portent en eux des implications sociales, économiques et politiques, loin de toute spiritualité éthérée. Les Eglises ne sont pas des groupes d'intérêts ou de pression, des lobbies, mais des communautés qui se comprennent au service des humains et de la société tout entière.

En principe, le droit de résistance concerne des individus, non des groupes. C'est un droit moral, et non un droit politique. Pour en arriver à devoir former une «Eglise confessante» (au sens des opposants protestants au nazisme ou des adversaires réformés de l'apartheid) ou à entrer dans une résistance politique, il faudrait se trouver dans une situation extrême, où le gouvernement légalement élu et l'Etat de droit auraient perdu leur légitimité morale. Nous n'en sommes bien sûr pas là. Le présent défi est cependant très grave, pour la conscience indivisible de chacun et des chrétiens en particulier. Devons-nous entrer, sur des points limités, en désobéissance civile? Et si oui, sur lesquels et de quelle façon?

Le compromis boîteux du Conseil d'Etat tend un piège redoutable aux Eglises et aux chrétiens En acceptant de se situer sur le terrain de l'amour, de l'accompagnement (un mot très équivoque, où semblent se confondre une présence pastorale et caritative «ici» et une compromission avec les pouvoirs publics «là-bas»), les Eglises et les chrétiens pourraient être tentés de donner le message suivant: notre job, c'est l'amour; le job des pouvoirs publics, c'est la justice (au sens de l'action la moins injuste possible).

Les Eglises et les chrétiens (parmi bien d'autres) peuvent-ils et doivent-ils se contenter d'«accompagner» les personnes individuelles et les familles, jusqu'à accepter de leur faciliter le retour dans leur pays d'origine, dans des contextes clairement précaires et insécures, comme l'attestent les observateurs avertis? Doivent-ils renoncer à leur double job éthique, qui conjoint la visée de l'amour et la visée de la justice? Ce serait emprunter une pente bien savonneuse.

Ainsi, l'éthique individuelle ne suffit pas, ni pour les chrétiens ni pour leurs concitoyens attachés à d'autres convictions. Nous sommes obligés de recourir ici aussi à une éthique sociale et politique qui privilégie la justice sans renier ni freiner en aucune manière les gestes indispensables de l'amour. Les «concessions mutuelles» ne sauraient signifier, Hélène Küng l'a dit admirablement lors de l'émission Infrarouge, une loyauté inconditionnelle des chrétiens ou des Eglises envers le Conseil d'Etat. Seule une loyauté critique est signifiante; elle invite le Conseil d'Etat à prendre en compte quatre exigences éthiques: 1) honorer les engagements antérieurs du Collège gouvernemental en matière de politique de l'asile; 2) faire preuve de courage politique en ne cédant pas devant le bailli réactionnaire qui voudrait étrangler ce pays (la Suisse) et ses traditions d'accueil; 3) donner l'exemple en matière de solidarité, en étant à l'écoute de l'ensemble de la population et pas seulement d'une frange captive de l'électorat; 4) enfin, pour corser le tout, oser évoquer la nécessité d'un changement de la loi sur l'asile. Tout cela, je le sais, est trop utopique et trop peu payant électoralement pour être vrai. Mais ne serait-ce pas, à terme, moins injuste et plus grand?
Denis Müller Professeur d'éthique théologique, UNIL