M. Blocher et la volonté populaire (vaudoise)
«L'intéressante question est de savoir si le peuple
a toujours raison seulement quand il parle allemand et vit du côté de
Zurich ou si la volonté populaire est aussi respectable de ce côté-ci de
la Sarine...»
Changement d'ambiance à propos des 523 requérants déboutés du canton de
Vaud. Le Conseil d'Etat intervient le 3 décembre auprès du chef du
Département fédéral de justice et police (DFJP), lui demandant de
traiter «avec la plus grande attention» les dossiers qui, suite à
réexamen par un groupe de travail mixte, ont été envoyés une seconde
fois à ses services. Le Gouvernement vaudois tient «à faire état de
l'inquiétude exprimée par une partie de la population et la majorité du
Grand Conseil au sujet des requérants les plus exposés». Le 7 décembre,
le Conseil synodal de l'Eglise réformée dit sa vive préoccupation,
allant plus loin: il «demande avec insistance que, à de rares exceptions
près, aucun renvoi ne soit effectué». Le jour suivant, quinze des vingt
parlementaires fédéraux vaudois écrivent au chef du DFJP, sollicitant
aussi son attention sur les questions graves que pose l'application des
décisions de renvoi concernant plusieurs centaines de personnes vivant
depuis des années dans notre pays (et dont on a pu se rendre compte au
cours des derniers mois que certaines sont «plus Suisses que Suisses»).
Je me suis engagé au Grand Conseil à fin août, demandant que, au vu de
ce qu'elles ont vécu, le Conseil d'Etat considère la plupart des
personnes déboutées comme non refoulables. Une claire majorité de mes
collègues a été de cet avis (on ne saurait échapper de plus à une
dissonance morale certaine si des refoulements sous contrainte
intervenaient à la période de Noël... -- sans parler des conditions
climatiques). Depuis lors, le Conseil d'Etat a fait preuve d'ouverture
en confiant au groupe de travail susmentionné le réexamen des cas
refusés. Ce groupe a travaillé dans une atmosphère constructive et, sur
sa recommandation, de nombreux dossiers ont été réadressés à Berne. A ce
stade toutefois, une petite minorité d'entre eux seulement aurait trouvé
grâce auprès du service fédéral concerné. Dire que cela pose question
est un euphémisme.
Cette situation a des aspects dramatiques pour les personnes et familles
concernées, on a amplement eu l'occasion de s'en rendre compte. Comme le
relève le Conseil synodal, «le canton de Vaud n'a pas à assumer
l'intransigeance des décisions prises à Berne». Mais il y a un autre
aspect, lié à l'évolution et au paysage politiques suisses actuels, qui
mérite d'être noté. Une constante des messages de M. Blocher est l'idée
que le peuple ne saurait se tromper et que les élus n'ont qu'à suivre
ses opinions, tout en évitant de l'influencer indûment en expliquant
pourquoi ils pensent que telle ou telle ligne de conduite politique est
préférable. Je ne crois pas que cela soit une attitude d'homme d'Etat,
mais c'est celle du chef du DFJP. Cela étant, l'intéressante question
est de savoir si le peuple a toujours raison seulement quand il parle
allemand et vit du côté de Zurich ou si la volonté populaire est aussi
respectable de ce côté-ci de la Sarine... Or il était manifeste dès la
fin de l'été que la population comme le Parlement cantonal, dans leurs
majorités, souhaitaient un traitement pondéré de la situation des
requérants déboutés. Maintenant, le Conseil d'Etat, les élus fédéraux et
l'Eglise nantissent formellement Berne d'une attitude semblable. Comment
M. Blocher pourrait-il, compte tenu de ses propres principes, balayer
ces déterminations du dos de la main?
Bien sûr, il y a la législation fédérale, qui existe et doit être
appliquée au canton de Vaud aussi. Objection admise quant au principe.
Cela étant, même dans ce pays très légaliste, des textes ont été
interprétés durant des décennies de manière bien différente de ce que la
lettre de la loi aurait voulu, précisément dans des domaines à
composante éthique majeure (l'interruption de grossesse par exemple).
Vouloir faire passer par le travers de la gorge de la collectivité
cantonale un traitement de «ses» requérants déboutés qui la choque ne
ressusciterait-il pas des images de pratique de bailli? Et comme cela
serait curieux de la part d'un homme politique qui déclare urbi et orbi
que le peuple a forcément raison.
Jean Martin, Député