«Jusqu'où faudra-t-il aller, après l'engagement de la population, des
politiques, des associations, des médias, des artistes, des Eglises?»
Si'il n'était l'extrême précarité affective dans laquelle se trouvent
les «523», on observerait avec l'oeil de l'ethnologue le fonctionnement
de nos institutions et le durcissement des fronts, en somme la
balkanisation annoncée du canton.
Décidément le fédéralisme engendre de curieux effets. A l'heure où
beaucoup dans le canton se battent pour régler dignement le sort des
déboutés, la Confédération nous traite en sous-préfecture et rappelle
sèchement à l'ordre ces irréductibles Vaudois. Ainsi nous devrions
résolument continuer à faire de l'épicerie, le calepin à la main, le
crayon sur l'oreille, tout à séparer le bon grain de l'ivraie. La
douteuse transaction entre le Château et Berne aura pris un tour de
marchandage sordide: «Je vous prends les meilleurs et vous éliminez le
reste.» Que voulez-vous, à l'aune des valeurs fondatrices helvétiques,
certains ont fait tout faux. Ils n'ont pas travaillé régulièrement (en
ont-ils eu l'occasion?), ne parlent qu'imparfaitement le français et ont
conduit leur véhicule avec un permis non reconnu. De plus tout le monde
admet qu'il ne s'est jamais rien passé à Srebrenica et que la cité
radieuse attend le retour des siens...
Répétons-le ici haut et fort. Pas question de faire de l'angélisme, la
Suisse ne pouvant bien entendu pas assumer toute la misère du monde et
accueillir sur son sol tous les réfugiés de la planète.
Mais là encore le syndrome de l'épicier nous rattrape: à force d'établir
des catégories, on y perd son âme. On ne jouera pas ainsi impunément le
juridisme contre la cohésion sociale.
Les acteurs de ce psychodrame sont à cran. A commencer par les déboutés
encore suspendus pour certains à la réponse vraisemblablement négative
de l'ODR (Office fédéral des réfugiés). A continuer par le Conseil
d'Etat qui, à plusieurs reprises, a su jouer l'ouverture, mais dont le
responsable du dossier affirme toujours haut et fort que les renvois, y
compris sous mesures de contrainte, sont inéluctables. A poursuivre par
les associations de soutien qui n'hésitent pas à cacher des personnes, à
en loger certaines dans des églises et ne renonceront pas à résister le
moment venu. Le Grand Conseil n'est pas en reste, dont la majorité
s'oppose clairement aux mesures de contrainte et dont beaucoup cherchent
jour après jour l'ultime démarche institutionnelle pour débloquer la
situation.
Toutes ces énergies viennent se briser contre l'autisme bureaucratique
des instances fédérales. Ce juridisme monomaniaque constitue une
perversion du droit. Si une association telle qu'Amnesty International
engage sa crédibilité et ses compétences en matière de droit d'asile
pour obtenir à ce jour des résultats dérisoires sur des dossiers
réexaminés et actualisés, où est le problème?
Jusqu'où faudra-t-il aller, après l'engagement de la population, des
politiques, des associations, des médias, des artistes, des Eglises?
Parlons clair: nous ne sommes pas ici dans la définition et
l'application d'une politique d'asile future, qui devra savoir
s'intégrer à une vision européenne faite aussi de rigueur.
Nous sommes en train, désespérément, laborieusement, de tenter de
liquider -- avec dignité -- le passé, les années durant lesquelles des
dossiers se sont empilés pendant que des personnes s'installaient dans
la précarité.
Nous portons la responsabilité d'avoir donné de faux espoirs à ceux qui
ont emprunté le chemin de l'exil, d'avoir laissé traîner les choses
pendant des années: on ne renvoie pas de la même manière des humains à
leur improbable destinée selon qu'ils ont foulé le sol du canton depuis
trois mois ou depuis dix ans. Ce ne sont pas la petite Selma et son
frère Zafir, élèves d'un collège vaudois, qui me contrediront. Leur vie
est ici. Ce que nous ne sommes pas prêts à faire pour leurs parents,
faisons-le au nom des enfants.
Une solution -- pourquoi pas globale -- s'impose d'urgence pour les 523,
issue d'une éthique politique faite de responsabilité et de cohérence.
Joyeux Noël!
DENIS-OLIVIER MAILLEFER, député socialiste