Article paru dans Le Courrier du 12 octobre 2004Revenir à la rubrique comprendre

Cette fois, Antigone se bat pour l'application de la loi !

Asile. Les autorités vaudoises violent les droits fondamentaux des réfugiés déboutés en ignorant le principe de non-refoulement. Rappel du contexte et analyse.
Par Bruno Clément *

L'actualité dans le canton de Vaud est dominée depuis quatre mois, à côté d'autres champs sociaux, par les menaces de renvoi pesant sur 680 personnes, déboutées du droit d'asile et non régularisées par l'Office fédéral des réfugiés (ODR).

La situation dramatique de ces 680 personnes est issue de « l'accord de la honte », ainsi que l'a qualifié la coordination asile, passé le 28 mai dernier entre le Conseil d'Etat et le Département fédéral de justice et police. Dans le cadre de cet accord, les autorités vaudoises ont examiné le cas de 2145 personnes puis, après un « tri » sévère, ont présenté à Berne le dossier de 1280 d'entre elles. Au final, après le « tamis » de l'ODR, il reste donc 680 personnes sur le carreau dont la vie est devenue un insupportable quotidien d'angoisse et d'insécurité.

Une solidarité protéiforme

La coordination asile a fixé d'emblée son horizon par un slogan limpide : « un renvoi, c'est un renvoi de trop », compte tenu précisément que tous ces gens avaient fait l'objet d'un examen draconien et qu'ils étaient donc aux yeux des autorités vaudoises des « ayant-droits » à une régularisation.

Depuis lors, un formidable mouvement de solidarité s'est développé et s'est vu consolidé par la résolution du député radical Jean Martin, acceptée le 24 août au Grand Conseil par 80 parlementaires (contre 57 et 12 abstentions). Informé de cette initiative, le conseiller fédéral Blocher a réagi en affirmant « qu'il ne s'agissait que d'un parlement » montrant ainsi son mépris pour le cénacle principal de la démocratie représentative...

A ce soutien politique est venu s'ajouter celui des Eglises, tant réformée que catholique, dont les paroisses ont commencé, à tour de rôle, à accueillir la « maison des migrations », lieu d'accueil et de refuge, créée par la coordination asile. Puis, les syndicats se sont manifestés, suivis par les milieux universitaires, les artistes « offrant plus de 700 refuges individuels » et la population elle-même par le biais de 13.500 signatures recueillies en trois semaines. Plus d'une centaine de municipaux et d'élus locaux ont également rejoint cette « insurrection des consciences », relayés depuis par 43 conseillers nationaux.

« La loi, la loi » ânonnent les vertueux !

Face à cette montée en puissance de la protestation, Jean-Claude Mermoud, le conseiller d'Etat UDC en charge du dossier depuis la démission du socialiste Pierre Chiffelle, a répondu invariablement qu'il s'en tenait à trois critères : humanité, lucidité et fermeté. Le premier consiste à offrir des aides financières au retour - dont l'expérience montrent qu'elles fondent comme neige au soleil - le deuxième est de répéter que le canton ne peut plus rien faire et le troisième d'affirmer que celui-ci a déjà trop tardé à « appliquer les décisions fédérales » et qu'il faut donc recourir aux mesures de contrainte pour les « récalcitrants ».

Les autres membres du Conseil d'Etat se taisent, et le silence de certains devient d'ailleurs assourdissant, mais Jean-Claude Mermoud précise toujours qu'il s'exprime au nom du gouvernement in corpore. Cela se confirme par sa réponse du 2 septembre à la résolution Jean Martin. Dans celle-ci, signée par Jacqueline Maurer, présidente de l'Exécutif, et par Vincent Grandjean, chancelier, on y lit notamment : « (...) le Conseil d'Etat souligne que les compétences du canton en matière d'asile se limitent essentiellement à l'exécution des décisions fédérales (...). L'article 46 de la loi sur l'asile (Lasi) précise que « le canton d'attribution est tenu d'exécuter la décision de renvoi ». Il en découle que les autorités cantonales, dans le cadre du droit fédéral, ne disposent d'aucun pouvoir de décision ».

Depuis lors, on a vu voler au secours du gouvernement d'illustres commentateurs, comme Denis Barrelet dans 24 Heures ou Eric Hösli dans Le Temps, pour ne citer qu'eux, pourfendant les réactions « émotionnelles » de la population, les « errements passés » d'anciens ministres, « l'angélisme » contre-productif des défenseurs des réfugiés, la « myopie politique » des militants faisant le lit de la xénophobie par leur « jusqu'auboutisme ». Et tous de psalmodier en c½ur que « la loi est dure, mais que c'est la loi » et qu'il serait « arbitraire » de traiter mieux les déboutés vaudois que ceux des autres cantons qui ont dû repartir de gré ou de force. A les lire, l'injustice et l'intolérable deviendraient ainsi acceptables du fait même de leur répétition ! Mais, il y a pire et le pire est précisément de clamer tous azimuts que le Conseil d'Etat doit s'en tenir contre vents et marées à une stricte application de la loi. Qu'ils soient si péremptoire fait d'ailleurs douter de leur maîtrise du sujet...

Un principe de droit

En effet, dans sa posture actuelle, le Conseil d'Etat, loin de respecter la loi, la viole gravement. Est-ce par incompétence, est-ce par calcul politique au vu de la « blochérisation » croissante des esprits, est-ce par application de la « raison d'Etat », le fait est que l'Exécutif vaudois, in corpore donc, fait semblant d'ignorer qu'il a bien plus qu'une marge de man½uvre dans l'affaire des réfugiés déboutés puisqu'il est redevable d'une obligation légale, celle du principe de non refoulement.

Celui-ci est une prescription fondamentale de droit international public, dite autonome (« sui generis »), qui fait obligation à l'Etat du pays d'accueil de procéder, avant un renvoi forcé d'un étranger, à un examen des risques encourus par cet étranger dans le pays où on veut le renvoyer.

Le principe de non refoulement s'applique à tout étranger quel que soit son statut et la durée de son séjour dans le pays d'accueil. Ainsi, il s'applique tout aussi bien aux étrangers présents légalement dans le pays d'accueil qu'aux « sans-papier », aux étrangers placés dans une procédure administrative - c'est le cas des déboutés - qu'à ceux placés dans une procédure pénale, aux réfugiés - reconnus ou non comme tels - qu'aux travailleurs immigrés.

Pour appliquer ledit principe, l'Etat du pays d'accueil doit passer en revue plusieurs critères d'analyse. Il s'agit en effet de vérifier si le renvoi forcé ne va pas exposer l'étranger concerné à une situation où il risque une atteinte à sa vie, son intégrité corporelle ou sa liberté ou s'il risque de subir la torture ou un traitement inhumain ou dégradant. Ces critères sont déterminés par plusieurs instruments juridiques pertinents, telles que la Convention internationale sur le statut de réfugié (CSR, art. 33), la Convention internationale contre la torture (CAT, art. 3), la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (CEDH, art. 3). Tous ces instruments internationaux ont été ratifiés par la Suisse et font donc partie intégrante de l'ordre juridique suisse. On retrouve d'ailleurs les mêmes critères dans la législation helvétique (art. 14a de la loi fédérale sur le séjour et l'établissement des étrangers et art. 45 de la loi sur l'asile).

Une obligation précise du canton

Comme le Conseil d'Etat vaudois le rappelle - opportunément ! - dans sa réponse du 2 septembre dernier, « il est tenu d'exécuter la décision de renvoi ». Il devient donc ainsi du même coup l'autorité chargée d'appliquer le principe de non refoulement...

Cette affirmation n'est pas le fait de la coordination asile, mais de la plus haute autorité judiciaire de ce pays, le Tribunal fédéral (TF). En effet, dans un arrêt du 27 avril 1990 (ATF 116 IV 105, publié au JT 92 IV 34), le TF rappelle en substance premièrement que l'application du principe de non refoulement « ne dépend pas d'une reconnaissance de la qualité de réfugié ou du droit à l'asile ». Il confirme ainsi une jurisprudence antérieure selon laquelle les dispositions protectrices de la CEDH, notamment, sont un « principe général du droit des gens s'appliquant à toute personne relevant de la juridiction suisse » (ATF 108 Ib 411).

Deuxièmement, le TF souligne que les dispositions protectrices du principe de non refoulement « doivent être prises en considération seulement lorsque l'on doit se demander quand et comment l'expulsion sera appliquée ». C'est donc bien au moment même de l'exécution du renvoi que doit s'appliquer le principe de non refoulement et ladite application est donc à charge des autorités cantonales en tant qu'autorités d'exécution. Le TF, dans une grande sagesse, a prévu de parer d'avance à une éventuelle « incompétence » des cantons qui avanceraient ce motif pour ne pas remplir leurs obligations. Il ajoute en effet « La circonstance selon laquelle les autorités d'exécution sont ainsi appelées à se prononcer sur des questions (...) qui sont en principe de la compétence d'autres organes, est ici dépourvue de pertinence. Moyennant, comme c'est leur droit, qu'elles se fassent remettre les pièces et le cas échéant un rapport du DAR (actuellement ODR, ndlr), les autorités d'exécution cantonales sont parfaitement à même d'apprécier si l'expulsion peut entraîner un danger d'atteinte grave aux droits de l'homme et si, partant, le principe de non refoulement peut être valablement invoqué ».

Quant à l'application du principe, elle doit faire l'objet, toujours selon le TF, d'une procédure ad hoc permettant de mener « une enquête séparée » qui « implique nécessairement des vérifications et notamment l'audition de l'intéressé ». Une telle procédure d'application doit satisfaire aux garanties fixées par l'art. 13 CEDH (droit à un recours effectif) selon lesquelles l'étranger concerné peut saisir une autorité administrative supérieure contre la décision d'une autorité administrative inférieure autorisant le renvoi.

Il est piquant de souligner que ces nécessaires rappels du TF ont été faits pour un cas pénal et il serait proprement insoutenable que les cas administratifs ne bénéficient pas de garanties de procédure aussi étendues.

Revenir au droit commun

Contrairement à ce qu'une partie de l'opinion pourrait penser, la commission mixte mise en place par le Conseil d'Etat et la section suisse d'Amnesty International pour revoir un certain nombre de dossiers, ne règle rien en matière d'application du principe de non refoulement. En effet, son mandat exclut explicitement l'analyse de « la licéité et de l'exigibilité du renvoi » (art. 3 du mandat), c'est-à-dire précisément tout ce qui a trait audit principe.

Le Conseil d'Etat est donc mis en demeure de respecter les droits fondamentaux des réfugiés déboutés en instance d'expulsion en mettant en place les procédures d'application du principe de non refoulement pour chacune des personnes concernées, procédures devant faire l'objet à chaque fois d'une décision en bonne et due forme, susceptible de recours au Tribunal administratif, puis au TF. S'il ne le fait pas, cela veut dire que des hommes, des femmes et des enfants, seront arrêtés, détenus et renvoyés arbitrairement et en violation du droit commun. A l'angoisse et à l'injustice seront ainsi ajoutées la violence d'Etat et la forfaiture, soit une infraction grave que commet un fonctionnaire dans l'exercice de ses fonctions.

Depuis que la désobéissance civile a repris dans le canton de Vaud, en défense des 680 réfugiés déboutés, on reparle ici et là d'Antigone, figure emblématique de la Résistance dans l'histoire. Le paradoxe, c'est que, cette fois, Antigone ne désobéit pas à la loi de Créon, mais exige au contraire de lui sa pleine application. Car, quand un gouvernement s'en prend aux droits des plus faibles, c'est toute la société qui peut craindre pour ses libertés fondamentales.

* Journaliste, secrétaire de Comedia, le syndicat des médias, membre de la Coordination Asile